1972 – Le réveil de la Bretagne

Manifestation à Saint-Brieuc en soutien aux grévistes du Joint français. © Archives Le Télégramme

Auteur : Tudi Kernalegenn

« 1972, Le réveil de la Bretagne » par Tudi Kernalegenn, publié dans ArMen n°191, 2012 (p. 20-27) reproduit avec l’aimable autorisation d’ArMen.

Joint français, grève du lait, procès du FLB… L’année 1972 en Bretagne semble une succession de grèves et de manifestations. Du concert d’Alan Stivell à l’Olympia au succès des musiciens et poètes bretons, un nouveau dynamisme culturel est également à l’œuvre. 1972 marque un tournant émancipateur dans l’histoire de la Bretagne. Analyse quarante ans plus tard.

Sommaire :

« La Bretagne change-t-elle de cap ? », s’interrogeait Le Monde en août 1972. Pour le leader maoïste breton Jean-Pierre Le Dantec, pas de doute. Cet observateur privilégié du 1972 breton, qu’il qualifie de « mai rampant », analyse la Re-naissance d’un peuple, dans un ouvrage qui inaugure en 1974 la collection La France sauvage, aux éditions Gallimard. Si la Bretagne a toujours été décrite comme une province rebelle, cette rébellion était jusqu’alors perçue comme ponctuelle et globalement réactionnaire, archaïque, « chouanne ». Décrivant la Bretagne dans Les Chouans (1829), Honoré de Balzac insistait sur « l’immobilité d’une population vouée aux pratiques d’une immémoriale routine ». Au début des années 1970, cette perception s’écroule.

Depuis la fin des années 1940, grâce notamment à l’impulsion décisive du Centre d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), la Bretagne est entrée dans un processus d’évolution structurelle rapide dans l’ambiance générale des Trente Glorieuses. C’est le monde agricole qui connaît la modernisation la plus violente, sous la forme notamment d’un accroissement de la productivité, mais aussi d’un exode rural accéléré – alors que le secteur primaire représente encore 48 % de la population active bretonne en 1954, ce taux baisse à 16,54 % en 1982. Bénéficiant des mesures de déconcentration industrielle – qui voit notamment l’installation de Citroën à Rennes en 1953-1961 ou du Joint français à Saint-Brieuc en 1962 –, le monde ouvrier, au contraire, se développe. À cela s’ajoute un accroissement rapide de la scolarisation, secondaire d’abord, puis rapidement universitaire. Pendant de l’évolution structurelle, la période se caractérise également par une rupture culturelle, marquée tout particulièrement par la fin de la transmission naturelle du breton.

« Saint-Pol-de-Léon artichauts dans la rue » Musée de Bretagne, Collection Arts graphiques Numéro d’inventaire : 983.0001.342, Anonyme, vers 1960

Conséquence directe de ces évolutions rapides, où tous les repères semblent ébranlés, les années 1960 sont marquées par une conflictualité forte en Bretagne. Mentionnons la « bataille de l’artichaut » en 1959-1962, la « bataille du rail » en 1962 ou encore la mobilisation contre la fermeture des forges d’Hennebont de 1954 à 1967. Dans ce contexte de tensions, 1968 ne prend pas la Bretagne par surprise. La région s’y révèle par une dynamique propre, même si les événements du printemps ébranlent, comme ailleurs, tous les repères idéologiques (lire ArMen n° 164). Parallèlement, un renouveau culturel est en germe depuis les années 1950, illustré par le succès des bagadoù et cercles celtiques. Il faut néanmoins attendre 1972 pour que fusionnent toutes ces dynamiques jusqu’alors largement parallèles et qu’elles prennent une dimension bretonne revendiquée, permettant la légitimation et la popularisation des revendications sociales, politiques et culturelles bretonnes, tout particulièrement à gauche.

Renaissance culturelle

Formé dans le bagad Bleimor, « armé » de la harpe inventée par son père, Alan Stivell (lire ArMen n° 87), né en 1944, souhaite très jeune renouveler la musique bretonne. S’il commence à se faire connaître dès 1967, c’est à partir de 1971 qu’il exprime tout son génie. Il enregistre tout d’abord « Pop Plinn », mêlant pour la première fois guitare électrique et musique bretonne, qui connaît un succès radiophonique inattendu, puis il édite à la fin de l’année son second 33 tours, Renaissance de la harpe celtique, disque instrumental qui lui donne une audience connue jusque-là par nul autre musicien breton.

Quand Alan Stivell se produit à l’Olympia le 28 février 1972, il n’est donc déjà plus un inconnu. Ce concert marque néanmoins, plus que tout autre événement, la renaissance de la musique bretonne. Accompagné de nombreux et talentueux musiciens – mentionnons ainsi Dan ar Braz et Gabriel Yacoub –, l’artiste exprime, face à un public enthousiaste, l’universalité et la modernité absolue de sa musique celtique traditionnelle, nourrie des influences les plus diverses. Bénéficiant d’une retransmission radiophonique en direct sur Europe 1, ce sont plus de sept millions d’auditeurs qui découvrent une musique bretonne et en breton transcendée par la recherche exigeante d’un orfèvre du son. À la une des médias régionaux et nationaux, le chanteur légitime par là même une culture jusqu’alors méprisée, permet la prise de conscience de toute une génération de la richesse et de la spécificité de son patrimoine menacé, suscite des parcours militants et de nombreuses vocations artistiques. « Tri martolod » ou encore « La suite sudarmoricaine » deviennent des hymnes fédérateurs. Dès mai 1972, le disque du concert live paraît et rencontre un succès inouï. Avec deux millions d’exemplaires écoulés depuis, il est à ce jour le disque d’essence bretonne totalisant les meilleures ventes.

« Alan Stivell à l’Olympia », paru en mai 1972

En première partie du concert de l’Olympia, joue un jeune groupe créé l’année précédente à Menez Kamm (lire ArMen n° 154) : Diaouled ar Menez. Fusionnant rythmes traditionnels et sonorités les plus modernes, les quatre jeunes musiciens renouvellent profondément le fest-noz à partir de 1972. Cette fête, réinventée dans les années 1950, devient dès lors un lieu de rencontres festif et militant pour toute une génération. Le groupe apparaît, par son audace, comme le chef de file d’une nouvelle dynamique musicale, représentée également par les Sonerien Du (nés en 1972, « dans le sillage d’Alan Stivell », comme ils le précisent) ou encore les Bleizi Ruz (fondés en 1973).

Militante, engagée dans les luttes sociales de l’époque, cette nouvelle musique bretonne l’est assurément. En témoigne le Manifeste des chanteurs bretons, rédigé le 12 novembre 1972 et signé par la plupart des participants au renouveau culturel breton, de Gilles Servat à Tri Yann an Naoned en passant par Diaouled ar Menez, Glenmor et Myrddhin. Seul Alan Stivell manque à l’appel. Ce manifeste place sans équivoque ses signataires dans le camp de la lutte anticapitaliste et du vent de révolte issu de Mai 68. L’idée principale qui ressort du texte est le nécessaire soutien aux luttes de « libération politique, économique, sociale et culturelle du peuple breton » et la volonté de mettre leur expression « au service du peuple ». Cette révolte sociale est très présente dans leurs chansons, de « Le sort du paysan breton » de Gweltaz ar Fur aux « Derniers bougnoules » (« Les droits qu’on a ça s’demande pas. […] Les droits qu’on a on les prendra ») de Youenn Gwernig.

Si le président Georges Pompidou peut encore déclarer qu’« il n’y a pas de place pour les langues et cultures régionales dans une France qui doit marquer l’Europe de son sceau » (Sarre-Union, 14 juin), les Bretons ont déjà commencé leur décolonisation linguistique. Le 28 décembre 1971, Anjela Duval, principale poétesse de la langue bretonne, s’est fait connaître du grand public grâce à l’émission d’André Voisin, « Les conteurs », qui lui est consacrée sur la première chaîne de télévision. Interrogée par son ami Roger Laouénan, qui l’avait mise en contact avec André Voisin, elle synthétise elle-même sa prestation par un poème :

« Klemm an douar dilezet

Hiraezh ur Bobl sujet

D’he gwirioù, d’he Frankiz.

Fulor ar yaouankiz

Nac’het outo o yezh :

Ene o gouenn »(1)

Les retombées de cette émission sont phénoménales, comme en témoignent les milliers de lettres et de visiteurs reçus par la poétesse. Avec humour, conviction et cohérence, Anjela Duval défend et valorise sa langue, son peuple et son pays.

Au Joint français, les ouvriers bretons…

La culture bretonne ne fait en rien partie des préoccupations des ouvriers du Joint français (lire ArMen n° 38), usine briochine appartenant à la Compagnie générale d’électricité, quand ils votent la grève illimitée le 10 mars 1972. Ce qu’ils revendiquent avant tout, c’est une augmentation de leur salaire et une baisse de leur temps de travail. La grève commence traditionnellement, le 13 mars, avec le soutien de la CFDT et de la CGT. L’occupation de l’usine par les gendarmes mobiles, le 17 mars, change toutefois la donne : le conflit du Joint français se passera hors de l’usine. Dès le 20 mars, en outre, les grévistes bénéficient du soutien des agriculteurs, qui leur distribuent du beurre, du lait et divers légumes. C’est le début d’une vague de solidarité qui s’élargit progressivement, par cercles concentriques, à toute la région.

Deux moments clés provoquent et symbolisent cette extension de la popularité d’une grève très localisée. Dans la nuit du 5 au 6 avril, alors que des discussions avaient lieu à la direction départementale de la main-d’œuvre entre trois responsables du Joint français et les responsables syndicaux, les grévistes envahissent les locaux, s’installent pour la nuit et empêchent les membres de la direction de quitter les lieux, en leur reprochant leur absence de propositions décentes aux revendications des grévistes. Délogés par les CRS au matin en présence des médias – c’est à cette occasion que Jacques Gourmelen immortalise une confrontation entre un ouvrier et un CRS en une photographie qui symbolisera désormais le conflit du Joint français –, la grève briochine atteint la une de l’actualité. Elle s’y maintiendra pendant un mois.

Photo de la une de La Cause du Peuple, n°22, 15 avril 1972 – Musée de Bretagne

Le deuxième moment clé est la manifestation du 18 avril, qui rassemble 12 000 personnes à Saint-Brieuc. Comme le constate Le Télégramme, « on prévoyait un rassemblement départemental ; ce fut une manifestation régionale. » Et ceci à deux titres. Des délégations nombreuses viennent des autres départements bretons, démontrant une solidarité bretonne. Mais surtout, les drapeaux bretons sont clairement à l’honneur, comme jamais auparavant dans une manifestation ouvrière. La grève – ou, plus précisément, le mouvement de solidarité avec les grévistes – est devenue bretonne. Pourquoi ? Comment ? Alors que la CGT souhaite une grève d’usine classique, la CFDT – sous l’impulsion essentiellement de Jean Le Faucheur, secrétaire de l’Union départementale des Côtes-du-Nord, et de Félix Nicolo, secrétaire de l’Union régionale de Bretagne – travaille tout au long du conflit à l’élargir. D’une part, la CFDT estime qu’une solidarité externe à l’usine est nécessaire à la mise en place d’un rapport de force avec une direction qui refuse jusque-là tout dialogue social. D’autre part, elle juge que le Joint français est un symbole de la situation socio-économique de la Bretagne, un levier pour la contestation d’un modèle socio-politique centralisé. Ils élaborent donc avec succès un argumentaire qui met en cause une « certaine décentralisation », l’inégalité des salaires entre la Bretagne et la région parisienne et le problème d’une direction lointaine, parisienne. Dans un tract du 4 avril, « l’Union régionale CFDT dénonce le comportement de la direction de cette entreprise, qui est venue s’installer en Bretagne pour exploiter les travailleurs ». Un mois plus tard, le syndicat en arrive même à dénoncer le « colonialisme des entreprises pirates ». De même, la CFDT déplore que la région soit « considérée par le patronat et les pouvoirs publics comme une source de main-d’œuvre à bon marché », touchant des salaires de 20 à 40 % inférieurs aux salaires parisiens équivalents. Dès lors, la grève du Joint français ne concerne pas que ses ouvriers. « Les travailleurs du Joint ont conscience de travailler aussi pour la défense de l’intérêt général de la Bretagne, pour obtenir des salaires plus décents pour les travailleurs de la région bretonne », affirment-ils dans les réunions de solidarité.

Sur ces bases, la CFDT, avec le soutien des FDSEA et de divers partis politiques, à commencer par le Parti socialiste unifié (PSU), qui tient alors la mairie de Saint-Brieuc, s’applique à mettre en place de nombreux comités de soutien aux grévistes du Joint français dans toute la Bretagne – plus d’une vingtaine –, récoltant par ce biais un important soutien financier. Le PSU insiste dans son journal régional Combat socialiste daté du 20 mai 1972 : « Notre stratégie a consisté essentiellement à faire du conflit une lutte régionale contre le sous-développement entraîné par le capitalisme ». Les chanteurs bretons jouent également un rôle essentiel, d’Evgen Kirjuhel – qui clame « au Joint français, les ouvriers bretons disent merde au patron » – à Gweltaz ar Fur ou Serge Kerguiduff. Les festoù-noz ponctuent la grève, s’établissant comme rendez-vous militants incontournables. Dans « La grève du Joint français », Gilles Servat résume avec talent deux mois de lutte :

« […] Le colonialisme éclate dans cette usine pirate.

Les ouvriers sont bretons mais d’où sortent les patrons ?

Au début ils étaient mille, mais leur force était fragile.

Avec le peuple breton se sont trouvés trois millions. […]

Les vieux centralisateurs et les patrons ont eu peur.

Quand ils ont vu dans la rue drapeaux rouges et gwenn-ha-du

Réunis par la colère de la chiourme de leur galère. […] »

Au final, au bout de deux mois de grève, les ouvriers du Joint français accèdent à la satisfaction de la plupart de leurs revendications. Ils reprennent le travail le 9 mai. Le conflit du Joint français n’est même pas encore fini que déjà il est devenu le symbole du réveil de la Bretagne, le point d’appui du renouveau du discours régionaliste, « nationalitaire », à gauche, y compris au Parti socialiste. La grève du Joint a été « l’étincelle », « une prise de conscience » créant l’image d’une Bretagne combative et progressiste. « Ils étaient exploités parce que Bretons, ils ont gagné parce que Bretons », synthétisent les maoïstes de la Gauche prolétarienne.

La grève du lait

À peine la grève du Joint français est-elle conclue que démarre un autre mouvement social qui acquiert rapidement également une dimension régionale : la grève du lait. La modernisation rapide du monde agricole dans les années 1960 est particulièrement brutale dans le secteur laitier. Ainsi, la collecte industrielle passe de moins de 25 % de la production en 1958 à 76 % dix ans plus tard. Les producteurs deviennent dépendants du prix du lait. Désormais, ils reçoivent une « paie » mensualisée pour leur lait, à tel point que dans l’esprit de nombre d’agriculteurs, cette rémunération est comparée au salaire de l’ouvrier, et la laiterie (qu’elle soit privée ou coopérative) au « patron ». S’étant endettés pour se moderniser, leur paie est en outre en dessous du prix de revient. Les tensions sont donc de plus en plus vives entre les producteurs et l’industrie agroalimentaire.

Image : Manif des producteurs de lait (1972) 12 mai 1972 Cliché pris lors de la manifestation des producteurs de lait de la Haute-Garonne aux abords des usines Preval. André Cros Creative Commons CC BY-SA 4.0

Alors que les ministres de l’Agriculture européens ont proposé en avril 1972 une augmentation de 8,9 % du prix du lait, les agriculteurs reçoivent une « paie » du lait en recul par rapport au mois précédent, à cause de la différence entre le prix d’hiver et le prix d’été. Si les premières actions commencent dès le 4 mai en Loire-Atlantique, la crise éclate le 17 mai lorsque quatre cents agriculteurs de la coopérative de Landerneau investissent celle-ci. Les négociations n’aboutissant pas, ils emmènent les quatre cadres présents et les laissent dans la nature, en pleine nuit, à trente kilomètres de là. L’escalade est rapide. Manifestations et actions violentes se succèdent pour faire réévaluer le prix du lait. Si l’on peut noter certaines manifestations et heurts dans les Côtes-du-Nord et en Ille-et-Vilaine, c’est dans les trois autres départements bretons que se déroule l’essentiel des actions. Les incidents sont particulièrement violents à Quimper. Les manifestations s’avérant toutefois inefficaces, les agriculteurs, à partir du 23 mai, interceptent et immobilisent les camions de collecte, avec un « piquet de grève » particulièrement important à Guiscriff, dans la Cornouaille morbihannaise, où sont bloqués quatre-vingts camions. Les usines du Finistère et du Morbihan se retrouvent empêchées de fonctionner dès le 26 mai. Le 2 juin enfin, une table ronde réunissant les représentants des syndicats, des industriels et du ministère de l’Agriculture débloque la situation. Les industriels promettent une hausse du prix du lait, avant de revenir très rapidement sur leur parole, dès les piquets levés.

La grève du lait est donc un échec. Ce n’en est pas moins un épisode important à plus d’un titre. Tout d’abord, pour la première fois de façon aussi massive, des agriculteurs protestataires ont compris qu’au lieu de s’adresser aux pouvoirs publics, ils devaient s’en prendre aux responsables économiques. Ce qui est une révolution dans une corporation où, par principe, la solidarité était affirmée de la base au sommet. C’est la fin du mythe de l’unité du monde agricole, symbolisé tout particulièrement par l’émergence des paysans-travailleurs. Ensuite, par sa dimension bretonne, la grève affirme la spécificité de l’agriculture régionale, aux problèmes socio-économiques spécifiques. Enfin, s’inscrivant dans la dynamique ouverte par le Joint français, elle renforce la perception d’une Bretagne contestataire, remettant en cause tous les schémas sociaux et politiques établis. « C’est toute la Bretagne qui s’enflamme », se réjouit Rouge, journal de la Ligue communiste, le 3 juin 1972.

Vague de grèves à l’automne

Après la « trêve » de l’été, l’automne est marqué par une série de luttes et de grèves ouvrières, les deux plus marquantes touchent Big Dutchman à Saint-Carreuc et les Kaolins de Plémet. Mais, et sans prétendre faire un recensement exhaustif, nous pourrions également mentionner Oraly à Guidel, Chaffoteaux-et-Maury et les grands magasins Mammouth à Saint-Brieuc, EGF, l’Arsenal ou encore Cabasse à Brest, Montréal à Rennes, l’hôpital de Dinan, EDF à Morlaix, les dockers de Lorient, les ouvrières de la conserverie de Quimper, les ouvriers de l’usine chimique de Montoir-de-Bretagne, etc. Tous les journaux de gauche consacrent de nombreuses pages à la Bretagne cet automne. La région est pour eux désormais à la pointe du combat révolutionnaire. La Ligue communiste évoque « l’offensive ouvrière en Bretagne » dans un Taupe Rouge Bretagne. Le PSU consacre un numéro spécial de Critique socialiste, sa revue théorique, à la question bretonne (janvier-février 1973).

Image tirée du film : BIG DUTCHMAN par Bernard Andrieux, 1972, Cinémathèque de Bretagne [22321]

Ces grèves touchent un prolétariat rural, nouveau, jusqu’alors peu syndiqué et peu revendicatif. Elles marquent, par leur longueur, leur dureté, mais aussi par leur relatif succès. Chacune provoque la création de comités de soutien, souvent issus des comités de soutien au Joint français. Ceux-ci permettent de briser l’isolement des grèves et sont compris comme un témoignage d’une « solidarité bretonne ». Par la multiplication des spectacles et des soirées de solidarité où interviennent les chanteurs bretons, tels Gilles Servat, Kirjuhel ou Gweltaz ar Fur, ces grèves s’appuient sur le renouveau culturel breton qu’elles participent à diffuser.

Le FLB, d’accusé à accusateur

Les années 1970 se caractérisent également en Bretagne par le développement d’une autre forme de lutte sociale, qui eut un impact symbolique non négligeable malgré son caractère radical et clandestin : le Front de libération de la Bretagne (FLB) ou Armée républicaine/révolutionnaire bretonne (ARB) (lire ArMen n° 155). Une première vague d’attentats a lieu entre 1966 et 1968. Celle-ci s’illustre notamment par l’attentat contre la compagnie de CRS 13, basée à Saint-Brieuc, dans la nuit du 28 avril 1968. Le FLB est démantelé entre fin 1968 et début 1969. Une soixantaine de militants se retrouvent alors derrière les barreaux. Nouvellement élu président, Georges Pompidou amnistie les prisonniers au bout de quelques mois, afin d’éviter un procès qui risquait d’être médiatique.

Il faut attendre avril 1971 pour que recommencent les actions du FLB-ARB – ou plutôt des FLB-ARB : il existe une Armée républicaine bretonne et une Armée révolutionnaire bretonne, plus ancrée dans une perspective socialiste. Une quarantaine d’attentats sont dénombrés jusqu’au printemps 1972. Alors que le premier FLB ne s’en était pris qu’à des bâtiments publics, symboles de la « puissance coloniale », cette deuxième vague commet nombre d’attentats contre des entreprises et des biens privés, témoignant d’un ancrage plus affirmé dans les luttes sociales. Les bulldozers par exemple sont des cibles régulières pour dénoncer le remembrement. L’opération la plus spectaculaire toutefois, la bombe qui a ravagé la villa de l’entrepreneur immobilier Francis Bouygues le 12 avril 1972, s’avère une manipulation de la DST. Elle n’en est pas moins l’occasion d’arrêter onze militants et de démanteler le réseau d’Ille-et-Vilaine.

« Luttons pour une Bretagne libre FLB ». Musée de Bretagne. Numéro d’inventaire : 981.0005.1

Leur procès, du 3 au 10 octobre 1972, est donc le premier grand procès du FLB. Préparé minutieusement par Skoazell Vreizh, bénéficiant d’une forte couverture médiatique, ce procès se transforme en tribune de la question bretonne. Très habilement, la défense, menée par Henri Leclerc et Yann Choucq, le place en effet dans la continuité des luttes sociales de l’année. Les débats portent sur les motivations de l’engagement dans le FLB et non sur les attentats eux-mêmes. Les avocats font intervenir de nombreux témoins respectés à gauche. Tous font part de leur solidarité à l’égard des accusés, et développent une argumentation en termes nationalitaires sur les problèmes dont est victime la Bretagne, du remembrement à l’exode breton, du bétonnage des côtes aux bas salaires. C’est au final l’État français et les inégalités provoquées par le capitalisme qui se retrouvent en procès. Parmi les témoins, on peut ainsi citer le général de Bollardière, célèbre promoteur de la non-violence pourtant, Yves Le Foll, maire PSU de Saint-Brieuc, Jean Carel et Édouard Morvan, leaders Paysans-travailleurs, Michel Phlipponneau et Louis Le Pensec, membres de premier plan du PS en Bretagne, le maire centriste de Brest Georges Lombard, le gaulliste de gauche Maurice Clavel, etc. Au final, ce procès est l’occasion d’une réflexion sur la question politique bretonne.

Le tournant environnementaliste

La Bretagne a été pionnière pour la protection de la nature. Les Sept-Îles sont la première réserve ornithologique de France (avec le statut de site naturel protégé), créée en 1912 par la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). La Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB), initiée en 1958, devient rapidement la plus importante société française de protection de la nature, regroupant 5 000 membres en 1972. Au moment où commence la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac et où se tient à Stockholm la première conférence des Nations Unies « pour l’homme et son environnement » (5-16 juin 1972), l’année 1972 marque également un tournant en Bretagne à plus d’un titre.

Née en 1969, sous l’impulsion de pêcheurs alarmés face à la raréfaction du saumon dans les rivières bretonnes, l’Association pour la production et la protection du saumon en Bretagne (APPSB), qui devient Eau et rivières de Bretagne en 1983, prend rapidement conscience qu’il ne sert à rien d’aleviner les rivières si celles-ci sont polluées, encombrées, envasées. L’APPSB élargit donc ses objectifs au milieu de vie des saumons, les rivières, en se donnant notamment pour but de les nettoyer. Si les premières initiatives ont lieu dès 1970, c’est vraiment en 1972 que cette activité prend cette dimension spectaculaire qui fera la renommée de l’association. Cet été 1972, l’APPSB mobilise jusqu’à soixante-dix personnes pour nettoyer le Scorff. La SEPNB élargit alors également son combat, jusqu’alors focalisé sur la nature, en dénonçant dans sa revue Penn ar Bed l’usage du plastique dans les emballages, « matériau roi de cet énorme gaspillage », et en préconisant l’utilisation des objets et des emballages récupérables.

Au niveau institutionnel, 1972 marque une évolution intéressante. Les quatre conseils généraux de la Bretagne administrative se réunissent à Pontivy, le 25 mars, pour des « états généraux de l’environnement en Bretagne ». Cette assemblée vote à l’unanimité une résolution où ils s’engagent à mener une « urbanisation économe » d’espace et à lancer un schéma d’aménagement du littoral breton et des îles (SALBI). Celui-ci consacre le principe du « tiers sauvage » défendu par la SEPNB. Si les mises en application des décisions de ces états généraux furent limitées, elles n’en traduisent pas moins l’émergence d’une réelle prise de conscience face à des enjeux nouveaux.

« Union Régionale Bretonne de l’Environnement », Musée de Bretagne, Numéro d’inventaire : 980.0034.51

Signe de l’émergence d’une conscience et d’une mouvance environnementaliste en Bretagne, cinquante et une organisations de protection de la nature et de l’environnement se retrouvent à Pontivy le 9 juin 1972. Elles décident de s’unir afin d’être plus efficaces. Quelques mois plus tard, le 25 novembre, se tient l’assemblée générale constitutive de l’Union régionale bretonne de l’environnement (URBE). La SEPNB, Terroir breton ou encore l’APPSB en font partie, mais aussi et surtout de nombreuses associations locales. L’URBE revendique, à sa création, plus de 30 000 adhérents.

Si les luttes sociales de 1972 en Bretagne ne sont en rien le début d’un mouvement révolutionnaire, comme avaient pu le croire certains contemporains, elles marquent profondément la région, suscitant une dynamique militante qui culminera dans la lutte antinucléaire de Plogoff. Après des décennies d’émigration, il est question désormais de « vivre et travailler au pays ». Et pour cela, il faut lutter pour garder des emplois et un environnement de qualité, mais aussi réclamer le droit de « décider au pays ». Après des décennies d’« identité négative », où les Bretons en étaient venus à renier leur langue et leur culture, la nouvelle génération s’empare de celles-ci, affirmant leur droit à définir leur propre identité, leur propre culture, aussi moderne et universelle que toute autre. Province réputée réactionnaire, la Bretagne entame alors une lente mais constante évolution vers la gauche, au point de voir le conseil régional basculer à gauche en 2004, et la région devenir un bastion de cette sensibilité. Si, quarante ans plus tard, les Bretons ne sont toujours pas très à l’aise avec leur identité, la dynamique de 1972 s’est malgré tout partiellement concrétisée, comme en témoignent les 15 000 élèves du secteur bilingue, le succès de la troisième vague culturelle, dont Alan Stivell est d’ailleurs toujours un pilier, les velléités décentralisatrices du conseil régional, la présence du gwenn-ha-du dans les mouvements sociaux aussi bien que sur les bâtiments publics.

Notes :

(1) La complainte d’une terre délaissée / L’impatience d’un peuple assujetti / Dépouillé de ses droits, de sa Liberté. / La colère d’une jeunesse / À qui on nie sa langue : / L’âme d’un peuple. Cité par Ronan Le Coadic : http://www.breizh.net/anjela/hiziv/aujour4.php.

Bibliographie :

FLB 72, procès de la Bretagne, éditions Kelenn, 1972.

Tudi Kernalegenn, Drapeaux rouges et gwenn-ha-du. L’extrême gauche et la Bretagne dans les années 1970, éditions Apogée, 2005.

Jean-Pierre Le Dantec, Bretagne : re-naissance d’un peuple, éditions Gallimard, 1974.

Jacques Cadpdevielle, Élisabeth Dupoirier, Guy Lorant, La grève du Joint français, FNSP / Armand Colin, 1975.

Michel Phlipponneau, Au Joint français, les ouvriers bretons…, Presses Universitaires de Bretagne, 1972.

Vincent Porhel, Ouvriers bretons : conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

Filmographie :

Ariel Nathan, Le mai breton du Joint français, 2002.

Torr e benn, La grève du Joint, 1972.

Torr e benn, Nous irons jusqu’au bout (Kaolins de Plémet), 1973.

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