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Organiser l'espace agricole

L’origine du bocage laisse perplexe et divise nombre de spécialistes. Seul point d’accord : la création du parcellaire que nous connaissons ne commence guère avant le XVIe siècle, lorsque s’achèvent les grands défrichements…

Photo de couverture : Marc Rapilliard

Quelles sont les causes de la constitution d’un bocage ? L’observation des différents bocages du monde, montre que la part respective des critères géologiques, culturels, agronomiques et climatologiques est très variable et impossible à hiérarchiser.

Il en est sans doute de même en Bretagne, comme le montrent les recherches archéologiques menées par exemple sur des talus : la constitution d’un réseau de fossés, indispensable dans le bassin de Rennes constitué de sols imperméables, engendre la création de talus avec les déblais du fossé, qui accentuent sa capacité à piéger l’eau. Cet espace non cultivé est vite colonisé par la végétation ligneuse, qui profite des conditions favorables du milieu spécifique que constitue le complexe talus/fossé.

Dans le bocage, les arbres deviennent une production agricole parmi les autres, contrairement à d’autres formes de paysages agricoles où ils sont cantonnés dans des bois ou des bosquets. Photographie : Marc Rapilliard

Cette symbiose entre la haie et la parcelle cultivée se traduit par des modes de conduite et d’exploitation des haies différents selon les types de cultures qu’elles côtoient, comme le montre bien cette photo aérienne. Photographie : Marc Rapilliard

Inversement, des haies situées sur les ruptures de pente, longées par une raie de charrue, constituent un piège pour les limons charriés par les eaux de ruissellement. Après plusieurs décennies, ces alluvions peuvent former un fort dénivelé entre la partie amont et la partie aval de la haie, et constituer ainsi un talus.

Comment définir dès lors qui était là le premier, de la haie et du talus ? Le questionnement varie à l’infini : les chemins creux sont-ils creux pour contenir le bétail et faciliter le déplacement des troupeaux vers les pâtures, ou parce que l’eau a raviné un sol abîmé par le passage des bestiaux ? Les fossés servent-ils à évacuer l’eau en excès, ou au contraire, à la récupérer et à la conduire où elle est nécessaire ? Les arbres ont été plantés en fonction des besoins des hommes, ou les hommes ont adapté leurs techniques au bois disponible sur les talus ?

Autant de questions auxquelles il serait vain de vouloir répondre : le bocage est une structure vivante, qui associe l’homme et la nature dans un mouvement permanent. La végétation s’adapte aux conditions mises en place par l’homme et l’homme tire parti des opportunités offertes par son écosystème. Le seul fil conducteur qui se dégage de toutes les fonctions que nous allons évoquer, et qui singularise le bocage par rapport à d’autres formes d’occupation du sol réside dans la nécessité d’organiser l’espace agricole, pour des productions diverses et morcelées, de type « polyculture et élevage ».

La répartition des cultures en fonction des terrains

Les sols du bassin de Rennes peuvent présenter des variations de qualité assez importantes, qui définissent les types de cultures possibles :

  • Des sols profonds, qui présentent une forte épaisseur de limons fertiles, jusqu’à des sols minces où l’argile affleure.
  • Des fonds humides, plus ou moins bien drainés par les cours d’eau, jusqu’à des buttes arides et battues par les vents.
  • Des zones planes, qui offrent des sols à peu près homogènes, et des secteurs de reliefs où les parcelles prennent des formes complexes pour suivre des sols changeants…

Les parcelles de différents types, dédiées à tel ou tel usage, sont bien visibles sur les cadastres anciens :

  • Des terres labourables, adaptées aux cultures céréalières et vivrières.
  • Des près, parcelles réservées à la production de foin.
  • Des pâtures, prairies humides abandonnées au pâturage par le bétail.
  • Des landes, parcelles pauvres laissées en friche dont la végétation était coupée chaque année pour constituer la « litière » des animaux.
  • Des bois.

À côté de ces parcelles dont l’usage est lié étroitement à la nature du sol, il en existe d’autres qui sont plutôt caractérisées par l’activité humaine :

  • Les jardins et vergers.
  • Les « cerclières », taillis de châtaigner exploités selon des cycles courts
  • Les « chenevières », parcelles plantées de chanvre dotées d’un régime fiscal spécifique au XIXe siècle, et donc notées sur les cadastres.
  • Les terres vaines qui profitent à tous.
  • Et bien sûr, les surfaces bâties et sols de cour.

Chacun de ces usages suscite des types de haie différents, plus ou moins résistants au passage des animaux, donnant plus ou moins d’ombre aux cultures ou aux bêtes, et prenant un caractère ostentatoire aux abords des demeures… Le bocage propose un mode de cohabitation des différentes activités agricoles, où les boisements s’immiscent dans les zones cultivées, au lieu d’être rejetés dans les marges. Les arbres ne sont plus des concurrents des cultures, mais constituent une culture comme une autre.

Le problème du bétail

Les premières mentions de cloisonnement de l’espace qui apparaissent dans les archives sont liées au problème de la divagation du bétail. Les baux de ferme prévoient que le locataire est responsable des dégâts occasionnés par le bétail suite à une barrière laissée ouverte ou une brèche non réparée dans une haie. Malgré l’attention des patous*, il est indispensable de clôturer les parcelles pour les défendre des incursions du bétail. Il s’agit bien d’exclore plus que d’enclore les parcelles, car en dehors des phases de pacage prévues dans les assolements des parcelles cultivées, les animaux ne paissent que les espaces communs et les quelques pâtures présentes dans les bas-fonds. Le bocage joue donc un rôle primordial de clôture des parcelles.

La délimitation de la propriété

Plan des prairies St-Martin à Rennes, levé à la fin du XVIIIe siècle.

La représentation des natures de culture se fait encore par des aplats de couleur, technique qui sera abandonnée dès 1810 pour la levée des cadastres. La précision de la représentation permet d’imaginer les prairies - alors bien commun - dépourvues d’arbres, contrairement aux parcelles privées mitoyennes, qui portent des haies. Archives d'Ille-et-Vilaine

Au Moyen Âge, les défrichements aboutissent à la création d’espaces ouverts (openfield) gérés collectivement. Dans ce contexte, les espaces sont clairement distingués entre terrains cultivés, apparaissant sous forme de clairières dans le paysage, et terrains « sauvages » comme les bois et les landes, qui ceinturent les zones domestiquées. La mise en culture collective et la faible pression démographique permettent un usage extensif du territoire, où chacune de ces zones est affectée à une activité.

L’apparition d’une classe de paysans privilégiés, dans les métairies nobles initialement, puis dans des propriétés de riches roturiers prenant la noblesse comme modèle, ou dans certains types de domaines congéables, resserre le regard sur le paysage autour du siège d’exploitation. L’usage du territoire devient intensif et la moindre parcelle de terrain se voit attribuer un rôle adapté, afin de tirer parti au maximum de l’espace dévolu à chaque paysan, avec l’objectif pour chacun d’atteindre une certaine autonomie. Les recherches historiques montrent que les bocages apparaissent dans ce contexte de morcellement et de « privatisation » de l’espace, à des périodes différentes suivant les régions.

Les propriétés nobles semblent être les premiers lieux de structuration du bocage dans le pays de Rennes. Le principe de la retenue s’impose aux simples fermes dans la même période, imitation roturière du métayage dont les clauses déterminent les modes de conduite des arbres. Archives d'Ille-et-Vilaine

En Normandie, dès le Moyen Âge, dans les propriétés de certaines abbayes, des paysans parviennent à « regrouper » l’exploitation de quelques lanières de terre contigües, et plantent des arbres en périphérie, pour marquer la distinction avec le reste de la communauté. Tandis que dans certains secteurs du sud de la Bretagne, l’exploitation « communautaire » semble perdurer jusqu’au milieu du XIXe siècle…

Dans le bassin de Rennes, ce phénomène de « privatisation » de l’espace paraît débuter dans le courant du XVe siècle, autour des manoirs qui se multiplient alors dans la campagne rennaise, avec leur cortège de métairies. L’élite de la bourgeoisie rennaise convoite ce mode d’investissement dans la terre et fait en sorte d’obtenir le droit d’acheter et de louer des métairies nobles : ils ne sont qu’une quinzaine de bourgeois rennais propriétaires de métairies en 1455, mais dix fois plus en 1513 ! Le placement fiable que constituent ces investissements fonciers permet aussi un approvisionnement régulier en denrées alimentaires et en bois, avec la mise en place de fermage « à moitié » (mi en argent, mi en nature), et même une possible villégiature loin des tracas et des miasmes de la ville, dans le cas spécifique des « retenues ».

Cadastre de la Chapelle-Thouarault, levé en 1845 – section B3

Les aménagements des fonds de vallées humides sont très soignés, pour permettre le drainage des parcelles en hiver, et leur irrigation en été, ainsi que la collecte de l’eau pour faire tourner un moulin. Archives d'Ille-et-Vilaine

Cadastre de Domloup, levé en 1849 – section A3

Autour du manoir de Beroize, les aménagements affirment le statut de la propriété noble : douves, viviers, parcelle de bois (châtaigneraie) et grandes rabines rectilignes semblent s’affranchir des contraintes du sol et des parcelles agricoles. Archives d'Ille-et-Vilaine

Les baux, ces contrats qui régissent ce nouveau mode de fonctionnement et de relation entre paysans et propriétaires sont sans équivoque : le bois y tient d’emblée une place prépondérante, et les distinctions qui prennent forme entre les différents types d’arbres et de modes d’exploitation ne laissent aucun doute sur l’existence d’un bocage structuré dès cette époque. Le Manuscrit de la Vilaine, une étude commandée dans la première moitié du XVIe siècle à un géomètre, sur la navigabilité du fleuve entre Rennes et Redon, représente sur des planches soigneusement illustrées, les paysages qui bordent les rives de la Vilaine. Des structures bocagères nettement implantées apparaissent, notamment à proximité des habitations, en alternance avec des bois et des landes.

Espace public et espace privé

Si le bocage apparaît dans un contexte de morcellement de l’espace en petites propriétés, il ne consacre pas pour autant le règne de l’individualisme : l’agriculteur n’est que très rarement le propriétaire de l’exploitation.

En Haute-Bretagne, le fermier subit une triple contrainte :

  • La volonté du propriétaire, qui impose de conserver certains éléments parfois éloignés du simple contexte agricole : arbres d’ornements et arbres de haut-jet, pépinières et arbres fruitiers, parfois même jardins potagers, que le paysan doit entretenir pour le propriétaire mais dont il ne peut tirer profit.
  • Le cadre strict des usages locaux ayant force de loi (voir plus bas), qui règlementent tous les aspects de l’organisation de l’exploitation pour résoudre les conflits de voisinage en déterminant les « bons usages ». Ces règles ne pourraient pas être rappelées systématiquement dans les baux, et s’appliquent donc implicitement : choix des essences pour tel ou tel type de haie, largeur des fossés et des talus, saison pour semer telle ou telle plante… En effet, le fermage oblige globalement à un strict respect des pratiques locales, pour que les locataires demeurent interchangeables, et les baux précisent bien que « le preneur ne devra rien innover ni malmettre » et se conduire « en bon père de famille »… Dans le bocage, l’évolution des pratiques et le choix des modes culturaux restent aux mains des propriétaires.
  • Enfin, les corvées et obligations communes, dont chacun profite chez les autres tout en les subissant chez soi. De ce point de vue, les chemins creux suscitaient autant de passions que nos autoroutes… Pour compenser les journées de travail dues pour l’entretien des chemins, les riverains jouissaient des arbres qui les bordaient. Mais ils ne devaient pas laisser pousser d’arbres au pied du talus, ni laisser des brèches dans la haie, sous peine d’amende ! Et si le chemin n’était pas praticable pour les piétons, il fallait tolérer le passage d’une « rotte » sur la parcelle contigüe.

Manuscrit de la Vilaine publié en 1543.

Cette étude sur la navigabilité de la Vilaine entre Rennes et Redon figure assez précisément les paysages traversés par la rivière. Le bocage y apparaît déjà structuré à proximité des hameaux et des manoirs, ou naissant dans les landes et prairies humides. Bibliothèque Nationale de France

Plus largement, les limites bien visibles que constituent les haies demeurent très poreuses, à la fois aux paroles qui s’échangent d’une parcelle à l’autre, mais aussi aux piétons qui prennent le plus court chemin, à travers champs, grâce aux échaliers que l’on prend soin de disposer régulièrement dans les haies de clôture. Dans les chemins creux s’expriment les conflits que l’on vient régler d’homme à homme, mais aussi les dernières nouvelles colportées par les voyageurs et même les chants de quêtes entonnés par des groupes de jeunes hommes, à chaque fois que l’occasion leur en est donnée.

Les chemins creux conduisent et retiennent l’eau et le bétail. Photographie : Marc Rapilliard

La gestion de l'eau

Les chemins creux permettent de conduire les animaux avec un minimum de risques pour les cultures. Mais ils sont surtout indispensables à la gestion de l’eau : le bassin de Rennes présente peu de reliefs et des sols assez imperméables. Les chemins creux font office de drainage, et conduisent les eaux vers des points stratégiques : biefs de moulins, douves et viviers des manoirs, pâtures et prairies permanentes… Des aménagements ont été mis en place dès la constitution des premiers domaines, pour recueillir l’eau et l’orienter à son profit : abreuver les animaux et répondre aux besoins domestiques, irriguer certaines parcelles, notamment les prairies naturelles, et faire tourner des roues pour des activités artisanales…

Les chemins sont donc souvent mouillés, même lorsqu’ils sont parfaitement entretenus, et les cadastres anciens nous montrent des cours d’eau et des mares dans le milieu des chemins communaux, accessibles à tous.

Ce rôle hydraulique explique que rien n’est linéaire ni orthogonal dans le bocage, et que les cheminements ne vont jamais en ligne droite d’un point à un autre. Ce sont plutôt les courbes de niveau qui définissent la disposition des talus et des chemins creux, à peu près parallèles ou perpendiculaires à la pente.

La production de bois

La production de bois de chauffage et de bois de service est une fonction essentielle du bocage, mais il est difficile de déterminer dans quelle mesure ce besoin a été déterminant dans le choix de la haie plutôt que du bosquet… Quelle part du bois de chauffage pouvait provenir des forêts ? Quelle part des végétaux taillés pour l’entretien de l’exploitation entraient dans les ressources de chauffage par le biais des « glennes* et fagots d’épines » ?

Contrairement au bosquet ou au taillis, la haie impose de définir un destin à chaque arbre, en fonction des besoins en bois, mais aussi des répercussions sur les cultures riveraines. Photographie : Marc Rapilliard