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« Mon bocage à moi »

Je veux parler du bocage de mon enfance. C’était un peu avant 1950. J’avais 8/9 ans dans une famille d’agriculteurs du Morbihan.

Illustration de couverture : Lucien Pouëdras.

L’image que je garde de cette période est faite d’impressions multiples attachées à des lieux, à une période de l’année parfois à un moment précis de la journée.

Le repas des lapins
Cour de ferme, four à pain et haies de clôtures du jardin au printemps. Le grand-père a coupé l’herbe pour les lapins. Peinture : Lucien Pouëdras

L’enfant que j’étais alors m’apparaît tout petit, plongé dans un paysage fait d’une épaisse végétation le protégeant. Un toit en somme, le mettant à l’abri des éléments désagréables pouvant venir du ciel : la pluie, le vent, le froid de l’hiver et le chaud de l’été.

Ce paysage me paraissait tel un enchevêtrement à la fois désordonné et harmonieux où se mêlaient haies, talus, pommiers, landes, friches et prairies. Rien n’était rectiligne mais tout était creux, bosses, courbes, montées, descentes.

Les primevères
Haies de ragosses et le chevelu du petit bois des repousses. Peinture : Lucien Pouëdras
 

Pour autant, il n’avait rien de sauvage. Au contraire même, il était mon ami, mon complice et m’invitait chaque jour à le découvrir, à l’écouter. Il m’offrait ses chênes sur lesquels il était si facile de prendre de la hauteur, ses noisetiers quand j’avais besoin de couper un bâton bien droit, ses nids qu’il abritait, ses cerises, mûres, fraises ou noisettes sauvages.

C’était ça « mon bocage à moi », pour mieux me garder auprès de lui, chaque jour il m’invitait à le redécouvrir.

Le fendage des troncs
Fendage hivernal du bois à l'aide de gros maillets et de coins. Peinture : Lucien Pouëdras

Trois territoires principaux aux contours un peu flous composaient ce bocage :

  • Le premier, mon village et tous les espaces et parcelles qui réunissaient maisons, étables, remises, aires à battre en particulier.
  • Le second, l’espace qui reliait mon village à mon école sur une distance de deux kilomètres. Il s’agissait des chemins, sentiers, lavoirs, ruisseaux, buissons, haies, barrières, talus que je saluais matin et soir sur le chemin de l’école.
  • Le troisième, le territoire que j’occupais l’été en accompagnant le petit troupeau de mes parents. Une sorte de lieu de vacances en somme ! Il s’agissait de zones humides, de prairies, là où les pieds nus, par beau temps nous pouvions apprécier la fraîcheur des ruisseaux loin du regard des adultes.

Dans chacun de ces territoires, de multiples petits espaces se formaient avec le déroulement des saisons. Chaque jour envoyait des signaux m’invitant à aller vers les surprises du lendemain.

La coupe de bois
Émondage hivernal des arbres et préparation du petit bois par les hommes. Les femmes confectionnent les fagots. Peinture : Lucien Pouëdras

Ainsi, tout au long du calendrier, mon bocage me guidait par la main.

En janvier et février, le jour s’allonge et déjà les oiseaux se font voir et entendre. Autour des sources, l’herbe retrouve un peu de sa couleur vert tendre. Le chèvrefeuille en fait autant. Ce n’est pas encore le printemps mais un léger frémissement est perceptible pour celui qui veut écouter.

Dans le même temps, le matin, le givre peut déposer délicatement un peu de blancheur sur les haies et les arbres encore dénudés.

La toilette des prairies
Hersage–balayage des prairies avec une « brassée » d’aubépines à la fin de l’hiver. Entretien des rigoles d’écoulement. Peinture : Lucien Pouëdras

Quand avril est là, tout explose. Le saule, retrouve ses chatons argentés. Le cerisier, le premier des grands arbres se couvre de pétales blancs. Dans les champs, les fourches, bêches et brouettes se mettent au travail. En milieu de matinée, alors que le soleil passe au-dessus des arbres, que la brume s’évapore, les grives, merles, pinsons mêlent leurs chants à celui des poules du village. Derrière la herse, la pie balance sa longue queue tout en prélevant les petites racines qui tapisseront l’intérieur de son nid. Les haies encore transparentes sont bien réveillées. La primevère est partout, les pâquerettes tapissent les friches, l’ajonc dans la lande est en pleine floraison.

En mai, le feuillage s’épaissit, la jacinthe envahit les taillis, les orchidées occupent la bordure des prairies. Dans les champs quelques tâches de colza sont entourées de multiples pommiers en fleurs. Le chant des oiseaux se fait moins intense, seul le coucou qui vient d’arriver s’impose à tous.

En juin, le paysage est désormais fondu dans une masse verte. C’est le moment choisi par les prairies pour se remplir de fleurs de toutes les couleurs que la blancheur des marguerites et des cardamines va souligner. La tourterelle peut s’installer, timide, alors que le coucou s’est déjà retiré.

Quand arrive la période juillet-août, le feuillage paraît fatigué sous le soleil. Dans les champs, seigle, blé avoine voient leurs pailles jaunir. Les oiseaux, trop occupés à accompagner leur couvée se taisent. Le bocage semble se reposer alors qu’au même moment les charrettes, râteaux et fourches font activement la moisson. Le bocage a fini son travail. Il laisse la place désormais à ceux qui vont cueillir et récolter les fruits de ce travail.

Septembre et octobre s’installent apportant avec eux un peu de mélancolie. La fête est finie. Avec le déclin du soleil, le bocage semble se laisser glisser doucement vers l’hiver. Dans les champs, les arbres fruitiers abandonnent leurs fruits. Sur les talus, les chênes et châtaigniers fatigués à leur tour abandonnent à la fois feuilles, glands et châtaignes.

Novembre et décembre sont déjà là. Sur le sentier de l’école, les feuilles mortes chantent sous nos sabots de bois. Les haies et talus abandonnent leurs dernières feuilles. La boue est de retour. Les premières gelées nocturnes engourdissent les haies. Sur les talus, déjà le noisetier se couvre de chatons.

Une nouvelle année commence.

Lucien Pouëdras
Artiste-peintre, Paris.
Il a passé son enfance dans une petite exploitation agricole du Morbihan.
Sa mémoire a tout enregistré et c'est cela qu'il a « remis debout »
dans ses peintures, avec le souci d'authenticité
de l'ethnologue et la sensibilité de l'artiste.