Le sel et son commerce

Auteur : Gildas Buron / novembre 2016
Produit essentiel à l’alimentation et plus particulièrement à la conservation des aliments, le sel récolté dans les salines de la côte bretonne fait, depuis le Moyen Âge, l’objet d’un commerce terrestre, fluvial et surtout maritime entre les ports bretons et l’Europe. Au XIXe siècle, malgré la concurrence des productions industrielles et l’effondrement progressif du cabotage, le sel breton continue d’être largement distribué, mais par voie terrestre, notamment grâce au développement du chemin de fer.

Le sel breton, un produit d’exportation au service de l’alimentation

Extrait de la planche 106, « Pêches de mer, pêche de la morue » gravée par Bernard, Traité des pêches de Duhamel du Monceau, édité en 1769-1782. La figure 2 présente « un étal , & à un bout le Décolleur D qui est dans un barril avec son grand tablier de cuir […] ; à l’autre bout de la table est l’Habilleur e, qui est aussi dans un barril avec un petit tablier ; auprès de lui est un tuyau de bois F, dans lequel il jette les morues qu’il a habillées, & elles tombent dans la cale […] ; C, est un ligneur ou lignotier dans son barril B, est la lisse sur laquelle il appuie sa ligne […] »; la figure 3 « A – est un saleur qui met ses morues en premier sel B – sont les mousses qui prennent du sel sur des palettes pour le porter au saleur » - Coll. particulière

Le sel et son commerce ont largement contribué à la prospérité de la Bretagne. Les propriétés antibactérienne et hygroscopique (absorption de l’humidité) du minéral l’ont rendu indispensable à la conservation des viandes et des poissons.

Tout au long du Moyen Âge puis de l’Époque moderne, les besoins ont grandi, poussés par l’essor de la pêche du hareng en Europe du Nord-Ouest, puis, à partir du xvie siècle, par la pêche de la morue et enfin par la préparation des viandes salées nécessaires aux voyages maritimes à longues distances.

Sa diffusion à partir des marais salants s’est appuyée sur toutes les voies usuelles de communication : routes et chemins, fleuves et rivières et voies maritimes.

La circulation fluviale de sel est attestée dès le haut Moyen Âge par les exemptions de tonlieux dont jouissent les églises et les abbayes sur les chargements en provenance des salines de la Baie qui remontent la Loire et ses affluents. Ce trafic fluvial vers Nantes, porte d’entrée du royaume de France, restera important jusqu’au XVIe siècle, aussi bien à partir des salines du sud que du nord de la Loire.

Une reconnaissance précoce des terroirs de production

Dès le XIIIe siècle, le sel breton est aussi l’objet d’un commerce international, d’abord avec les îles Britanniques, puis, à partir de la fin du XIVe siècle, avec l’Allemagne, la Flandre, le Brabant et la Zélande.

Ce commerce est le fait des villes marchandes de la mer du Nord et de la Baltique, associées dans la Ligue hanséatique. Leurs flottes viennent charger le Baiesalz au port du Collet dans la baie de Bourgneuf.

Les marais salants du nord de la Loire restent à l’écart de ce trafic des flottes étrangères. Toutefois, le sel de Guérande n’en gagne pas moins les îles Britanniques. La production salicole y est transportée par les mariniers locaux en même temps qu’ils convoient des vins du Bordelais vers les ports du Cornwall et du Devon, et, à l’occasion, vers la Flandre et la Hollande. Preuve de la notoriété que la production a acquise dans les îles Britanniques, Le vroy Gargantua, chronique anonyme de 1482, rapporte que le roi Arthur et Merlin, désirant saler des cerfs, demandent à Gargantua d’aller chercher du sel « jusques en Guerrande ».

Ports spécialisés et directions privilégiées

Assez tôt, les ports du Croisic et du Pouliguen, qui commandent l’entrée des marais salants, semblent délimiter leur trafic : Le Croisic vers le nord de l’Europe, Le Pouliguen vers la Loire et le nord de la péninsule Ibérique.

Piriac et Mesquer participent également à la diffusion du sel sur les côtes bretonnes et vers l’intérieur de la Bretagne par la Vilaine, et les avant-ports d’approvisionnement de Rennes, La Roche-Bernard et Redon (notamment à l’abbaye Saint-Sauveur) possèdent d’importants greniers à sel.

Port du Croisic, vue de la place d'Armes vers l'est, gravure de Y.-M. Le Gouaz d'après N. Ozanne, « réuni à la collection des ports de France dessinés pour le Roi en 1776 par le Sr Ozanne, ingénieur de la marine pensionnaire de sa Majesté » - coll. Musée des marais salants, n° inventaire 99.24.4

L’horizon commercial des sels de Guérande

Le trafic médiéval avec le nord de la péninsule Ibérique s’est trouvé consolidé par l’alliance commerciale passée entre l’Espagne et Nantes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qui verra l’exploitation industrielle par la Grande-Bretagne de ses propres mines de sel, les ports des îles Britanniques resteront des zones d’appel importantes des sels guérandais.

Au vrai, à la fin du XVIIe siècle, le trafic du sel dans le port du Croisic est largement dominé par les navires anglais des ports du Cornwall et du Devon, du pays de Galles, de l’Écosse et des côtes d’Irlande.

La présence de Flamands, de Hollandais et de représentants des nations du Nord se repère épisodiquement, alors qu’Espagnols, Portugais et Basques apparaissent comme des clients réguliers. Puis, la conjoncture politique permet aux Hollandais de s’emparer progressivement du trafic. Au milieu du XVIIIe siècle, leur dynamisme propulse Le Croisic au rang de second port commercial atlantique du royaume avec les pays de la mer Baltique. Dans les décennies suivantes, les Scandinaves succéderont aux Hollandais.

Un XIXe siècle marqué par la contraction du transport maritime

Au lendemain de la Révolution, les débouchés maritimes du sel de Guérande restent considérables dans les ports de la mer du Nord. Les raffineries de Belgique et de Zélande le traitent et le réexpédient vers les marchés nord-européens. En parallèle, un courant d’exportation existe également vers les pays scandinaves. Les ports bretons et français de la Manche spécialisés dans la salaison des produits de la pêche au large ou hauturière restent également demandeurs.

Apprêt du poisson salé, extrait de L’histoire du sel, planche illustrée de seize vignettes, imagerie d’Épinal, n ° 3827, série encyclopédique Glucq des leçons de classes illustrées, 1905 - Coll. Musée des marais salants, n° inventaire 2001.55.1

Mais la diffusion des sels industriels sur les marchés des sels atlantiques, que le Blocus continental aura favorisée, va réduire considérablement les marchés traditionnels et l’activité des ports guérandais, dont les trafics se trouvent concurrencés par Nantes et Saint-Nazaire.

Le transport terrestre du sel est redéployé alors sur les voiries départementales de l’Ouest puis sur le réseau ferroviaire. À partir de 1880, il prend une importance grandissante qui permet aux sels bretons de conserver une place significative sur les marchés régionaux, compensant la perte des marchés internationaux.

Transports terrestres et troque

Paludiers du bourg de Batz en voyage, Galerie Armoricaine. Costumes et vues pittoresques de la Bretagne, [1845], planche 5, François-H. Lalaisse - coll. Musée des marais salants, n° inventaire 91.7.3

En comparaison des trafics maritime et fluvial, le trafic terrestre régional des sels a longtemps été laborieux et n’a porté que sur des volumes modestes. La circulation des sels en charrettes sur de courtes distances à partir des salines est signalée au Moyen Âge. Mais c’est surtout durant la période moderne qu’elle est le mieux documentée, plus d’ailleurs sur ses aspects organisationnels que quantitatifs. À la différence du commerce maritime, affaire de négociants commissionnaires en gros, le commerce terrestre est l’affaire des gens du marais, les paludiers, et de spécialistes du transport terrestre nommés sauniers.

Paludiers et sauniers le pratiquaient dans le cadre de la troque, forme non monétaire du commerce régional des sels institutionnalisée par des franchises du duc Jean V. Les gens du marais expédiaient du Croisic, du Pouliguen ou de Mesquer des barques chargées de sel vers les ports de fond d’estuaire de Cornouaille et du Vannetais. Les affréteurs rejoignaient leurs dépôts avec des caravanes de bêtes de somme avant de s’enfoncer, par les chemins sauniers et muletiers, dans les campagnes de la Bretagne intérieure y troquer de ferme en ferme leur production contre du blé, du seigle ou de l’orge. Les céréales gagnaient ensuite le Pays guérandais par voie maritime ou à dos de mules et mulets.

En 1790, la Constituante interdit la troque. Louis XVIII la rétablira en 1816 pour un demi-siècle et selon des modalités peu favorables aux troqueurs. Entre-temps, en 1806, un impôt sur la circulation des sels a été mis en place, qui ajoutera aux difficultés du temps. Acquittable aux issues des zones salicoles, l’impôt pèsera sur le commerce des sels jusqu’en 1945. Pendant cette longue période, les douaniers, surnommés gabelous en souvenir de l’impopulaire gabelle de l’Ancien Régime à laquelle la Bretagne avait échappé jusque-là, devinrent des acteurs quasi incontournables de la vie des marais salants.

Douanier et son chien devant une cabane montée en argile sur armature de planches. Carte postale n° 39, Le Croisic - Marais salants, avant 1914, Lassalle éditeur. - coll. G. Buron

Illustrations

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Auteur : Gildas Buron, « Le sel et son commerce », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 14/11/2016.

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