La prononciation des noms de lieux bretons

Terrain miné ou trésor historique ?
Auteur : Erwan Vallerie / novembre 2016
Sport à haut risque, la prononciation des noms de lieux bretons reste une énigme. Derrière l’absence totale de cohérence se cache pourtant une explication logique. La forme revêtue en français par les noms de lieu bretons est le résultat, non pas d’une déformation, mais d’un emprunt linguistique, soumis à des lois rigoureuses.

 

La théorie de l'emprunt

Il y a un domaine où les Bretons ne vous passeront rien. Où même ils vous guettent au tournant avec une gourmandise sadique : c’est celui de la prononciation des noms de lieu. Tout faux pas sera relevé avec une vivacité mordante. Les Bretons prennent tant de plaisir à rire des cuirs et pataquès dont les hors-venus écorchent leurs noms de lieux qu’il pourra même être de bonne diplomatie de leur en offrir l’occasion en introduisant délibérément dans vos propos une de ces prononciations vicieuses que l’on entend quotidiennement à la télévision, et plus encore à la régionale qu’à la nationale. Mais attention, une fois seulement : à la première erreur, vous bénéficierez d’une indulgence amusée ; à la seconde vous seriez définitivement classé comme touriste inassimilable.

Acquérir la maîtrise du « -en »

Or l’affaire n’est pas simple. Si en toute région la prononciation des noms propres et un art difficile où les chausse-trapes abondent, en Bretagne ce n’est plus un art, c’est un sport à haut risque, même pour les autochtones. Car aucune logique, ni française ni bretonne, ne semble régir ce labyrinthe. Que, sur la foi de vos souvenirs d’école, vous escamotiez à la française les t, les r ou les s finals, disant Langonnè, Plougra et Ploumogué, et l’on vous reprendra aussitôt : vous devez dire Langonett, Plougrass, Ploumoguère. Mais qu’instruit par cette première et douloureuse expérience vous concluiez qu’en Bretagne il faut faire entendre les consonnes finales, et vous tomberez de Charybde en Scylla en hasardant Bréhatt, Saint-Gildass ou Pluvignère, quand seuls sont admis Bréha, Saint-Gilda et Pluvigné. C’est sans doute, penserez-vous, qu’il faut savoir le breton pour s’y retrouver. Point du tout ! En breton, le t de Bréhat se prononce comme celui de Langonnet, et le r de Pluvigner tout autant que celui de Ploumoguer.

loumoguer, dernière commune continentale avant l’océan ! Pretorien0, Wikimédia

Encore ne sont-ce là que difficultés élémentaires : avant de vous attaquer au parcours olympique des Guengat (prononcer [güènn-gatt]), Ploubezre (prononcer [plou-bèrr]) et autres Landebaëron (prononcer [lan-dbè-ron]), il vous aura fallu acquérir la maîtrise du -en, redoutable hydre à trois têtes qui vous dévorera si vous ne savez pas départager ce qui se dit [ènn] (Kernascléden, Pont-Aven) de ce qui se dit [in] (Rosporden, Elven) et des rares cas où c’est [an] qui s’impose (Treffendel).

Chacun en Bretagne prétend détenir sa martingale pour discerner les noms en [ènn] des noms en [in]. Mais ces martingales-là ne valent pas mieux que celles que l’on se fait refiler sur les champs de courses. Et là encore la langue bretonne n’y est pour rien : -en s’y prononce toujours [ènn]. Puisque donc ce n’est qu’en français qu’on dit [in], la tentation était forte d’y voir une marque de francisation. Et d’ajouter avec un zeste de paranoïa (la denrée, ici, n’est pas rare) que cette francisation était bien entendu abusive et inspirée par la volonté de dénaturer l’authenticité bretonne.

Logique cartésienne ?

Il y a un hic ! C’est que, si l’articulation [in] du groupe en n’est pas conforme à l’usage breton, elle ne l’est pas davantage à l’usage français. En français, en se prononce [an]. Que ceux qui en douteraient prennent la peine de voir ce qu’il en est dans la phrase suivante : j’ai entendu cent fois la sentence de ces gens qui vilipendent le renvoi d’ascenseur mais n’en pensent pas moins. Fort bien ! dira-t-on, mais examen, mais lichen ?...Eh oui ! Il existe quelques mots français où -en se prononce [in] ; examen, pentagone, benjoin… et quelques autres où il se prononce [ènn] : lichen, abdomen, pollen… Mais ces mots ont tous un point commun : ils n’appartiennent pas au vieux fonds roman de la langue ; ce sont des mots savants empruntés à diverses époques au latin ou au grec, parfois à d’autres langues (benjoin est un mot arabe entré en français au début du XVIème siècle).

Parce qu’ils sont entrés tardivement dans le lexique, ils n’ont pas suivi la loi commune. C’est au XIIème siècle que la prononciation [an] s’est généralisée en français pour ce qui s’écrivait -en. Les mots acquis par la langue après cette date n’ont pas été concernés par cette évolution. Et comme il n’existait plus en français de prononciation [ènn], ce groupe, dans les mots étrangers où il se présentait (examen, Agen, nom occitan), a été assimilé au groupe français -in, qui était en train d’évoluer vers sa prononciation actuelle [in], acquise au XVIIème siècle. Quant aux emprunts de plus fraîche date encore (dolmen, Beethoven), ils ont gardé la prononciation [ènn] de leur langue d’origine.

Emprunt daté

Si la prononciation des noms bretons en français paraît si complexe et pour tout dire si illogique, ce n’est pas que les Bretons soient des esprits tordus. Et pas davantage que les fonctionnaires soient des malfaisants congénitaux. C’est tout simplement qu’il s’agit d’emprunts de la langue française à la bretonne. Et que donc, comme tous les mots qu’une langue reçoit d’une autre, ils sont métissés : leur évolution phonétique dépend de la date à laquelle ils ont commencé d’être employés par des populations francophones : on dit Treffendel (avec [an]) parce que cette région, voisine de la forêt de Paimpont, était déjà francisée au XIIème siècle : on dit Rosporden (avec [in]) parce que, comme dans l’ensemble des petites villes et des gros bourgs, une bourgeoisie francophone y est apparue à l’époque de la Renaissance. Et on garde la prononciation bretonne (avec [ènn]) pour les noms de petites communes rurales où le français est resté totalement inconnu jusqu’au XVIIIème siècle au moins.

Ainsi les bizarreries qui affectent la prononciation française des noms bretons ne doivent rien au hasard, ni à l’ignorance, ni à la malignité ; elles sont un héritage de l’histoire. Mais si elles en acquièrent une dignité qui leur avait rarement été reconnue jusqu’ici, cela ne les rend pas d’un maniement plus aisé. A tout prendre, l’érudition historique et linguistique peut aider à comprendre le phénomène, mais elle est d’un maigre secours pratique. Il sera toujours plus simple de consulter un dictionnaire. Encore faudrait-il qu’un tel dictionnaire existe ! Mais vous n’en trouverez aucun où soit mentionnée la prononciation des noms de lieu bretons. Aucun, puisque même le Robert des noms propres, qui s’y risque parfois, se trompe une fois sur deux. Aucun, donc, hormis un précédent ouvrage de votre serviteur, dont c’est la marotte.

 

CITER CET ARTICLE

Auteur : Erwan Vallerie, « La prononciation des noms de lieux bretons », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 17/11/2016.

Permalien: http://www.bcd.bzh/becedia/fr/la-prononciation-des-noms-de-lieux-bretons

Bibliographie

  • PAUMIER Jean-Yves, La Bretagne pour les nuls, First Editions, 2011. 503 p.
  • Troisième partie : l’identité bretonne « Dis-moi où tu habites », pp. 202-205
  • VALLERIE Erwan, Ils sont fous ces Bretons ?, Spézet, Coop Breizh, 2003.
  • VALLERIE Erwan, Sacrés noms de lieu de Bretagne, Chasse-marée-ArMen 1996

Les clichés bretons

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Proposé par : Bretagne Culture Diversité