L’étranger en Bretagne à la fin du Moyen Âge

Auteur : Laurence Moal / octobre 2022
Entre 1364 et 1514, les ducs de la dynastie Montfort (1364-1491) développent une politique d’affirmation nationale au sein de laquelle l’étranger est à la fois un rouage et un enjeu. L’intérêt est de s’interroger sur le statut que prend l’étranger au sein d’un État princier, dont le pouvoir s’émancipe de celui du roi de France. En quoi permet-il de mesurer et d’accroître le développement de l’État breton aux XIVe et XVe siècles ? Et comment contribue-t-il à définir une identité bretonne ?

La présence d’individus présentés comme étrangers au duché se perçoit à travers des sources variées : juridiques (droit maritime), administratives (pièces de chancellerie), diplomatiques (trésor des chartes), comptables (actes municipaux de Rennes et de Nantes), mais aussi littéraires (chroniques)… Elles ne permettent pas une approche quantitative fiable, puisque beaucoup d’étrangers ont pu échapper à tout repérage, mais elle donne tout de même un certain nombre d’informations. Le voyageur ne vient pas à titre simplement personnel, mais il est identifié avant tout par son appartenance à un État et à une activité. Il convient donc de prendre la définition de l’étranger par rapport à la définition de la nation au sens médiéval du terme : est considéré comme étranger celui qui relève d’une autre souveraineté et qui vient de l’extérieur du duché.

Qui sont les étrangers présents en Bretagne ?

Les étrangers identifiés sont majoritairement des Anglais, ensuite des Français et des Castillans, puis des Allemands, Flamands, Italiens, Bourguignons, Navarrais, Danois, Portugais… Les individus dont l’origine paraît la plus « exotique » ou la plus lointaine sont des Grecs, de Constantinople et de Rhodes, des chevaliers venus dans le duché après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. La majorité des étrangers recensés se situent donc dans un horizon relativement proche de celui des Bretons et appartiennent tous à la Chrétienté. Les Juifs ont quant à eux été expulsés de Bretagne en 1240.

L'origine des étrangers en Bretagne. Source : Laurence Moal, L’étranger en Bretagne au Moyen Âge. Présence, attitudes, perceptions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

Les activités qui conduisent les étrangers à venir dans le duché sont variées. Elles peuvent être regroupées en trois grandes catégories : gens de commerce (gens de mer, négociants), gens de métier et autres spécialistes (hommes d’Église, artisans, artistes, messagers, ambassadeurs), gens de guerre (soldats, canonniers).

Gens de négoce. Source : Les trois états de la société médiévale. Le Régime des princes Gilles de Rome, Rouen, premier quart du XVe siècle. Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 126, fol. 7 © Bibliothèque nationale de France

Entrer en contact

Des rencontres avec les Bretons se nouent en plusieurs lieux du duché :

  • Le secteur frontalier avec la Normandie, l’Anjou et le Poitou.
  • Les ports ou les abris, car le trafic maritime augmente beaucoup à partir du XIVe siècle.
  • Les foires, notamment les foires franches, qui accordent plusieurs jours de ventes libres de taxes pour plusieurs produits.
  • Les villes, en particulier les villes frontalières comme Clisson, Ancenis, Fougères, Vitré…
  • Les sites de pèlerinages. C'est le cas de Vannes : après la canonisation de Vincent Ferrier, d’innombrables pèlerins affluent, un témoin évoquant 35 000 visiteurs dans la ville. Le duché est aussi un lieu de passage pour ceux qui effectuent le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils proviennent de toute l’Europe du Nord, notamment des îles britanniques, de Flandres, ou de l’Empire romain germanique. Certains viennent aussi en Bretagne pour se rendre au mont Saint-Michel.

Livre d'heures de Marguerite d'Orléans. En bas, à droite de l'image : des pèlerins se rendent à Saint-Jacques-de-Compostelle; Source :  Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Latin 1156B

Entrer en contact suppose de parler la même langue. Les comptes des miseurs de la ville de Rennes mentionnent notamment des Bretons qui parlent une langue étrangère. La ville de Rennes dépêche le chevaucheur Jehan Martin pour escorter l’armée anglaise au Croisic et à Guérande durant sept semaines, car il parle « le langaige des Angloys ». Cependant, on a peu d’indications sur les problèmes de langue, qui ne constituent sans doute pas un frein à la communication entre Bretons et non-Bretons. L’administration ducale utilise quant à elle toujours le français.

S'installer

Beaucoup d’étrangers ne font que passer, mais une partie s’installe à demeure. L’intégration peut se faire par :

  • Des stratégies foncières et immobilières
  • Des stratégies familiales, comme le mariage, chez les Castillans installés à Nantes.
  • La promotion sociale et des fondations pieuses : les étrangers concourent à la vie de leur paroisse, comme Jean Houys, procureur de Saint-Nicolas en 1480. Les étrangers sont aussi membres de confréries et assument des charges dans les paroisses de la ville.
  • La francisation des patronymes
  • L’anoblissement.

La présence étrangère se révèle parfois encombrante, voire indésirable. Le contexte de guerre développe les comportements de crainte et d’hostilité à l’égard des étrangers. Ainsi, les côtes bretonnes sont en première ligne des descentes ou prises de mer commises par les Anglais. De nombreux marins et marchands sont capturés et mis à rançon, notamment par des Anglais. De même, quand le duché est en guerre contre la France à la fin des années 1480, beaucoup de voix s’élèvent pour dénoncer les exactions des Français, mais aussi celles des Anglais et des Allemands. Leur présence est pesante pour les habitants, obligés de les loger et de les entretenir et ces Anglais commettent des actes de violence si leur solde n’est pas versée à temps. La xénophobie existe, surtout en temps de guerre, mais elle n’est pas pour autant l’attitude dominante. 

Accueillir et contrôler

La notion d’« étranger » se précise avec la mise en place d’une administration étatique de plus en plus performante. Pour autant, y a-t-il un cadre juridique particulier aux étrangers dans le duché ? Comme dans les autres principautés territoriales, il n’existe pas en Bretagne, contrairement à la France, un droit d’aubaine offrant un statut aux personnes vivant sur un territoire en dehors du ban de leur seigneur.

On ne trouve des mentions de lettres de naturalité qu’à l’occasion de l’invasion de la Normandie par les Anglais après Azincourt, à l’origine de l’émigration de 10 à 12 000 Normands, qui se réfugient en Bretagne. Les autorités ducales leur auraient permis de s’établir à Vitré, Dinan, Nantes et surtout à Rennes et à Fougères, sans doute afin d’utiliser leur savoir-faire en matière d’industrie drapière.

Les ducs de Bretagne ont cherché à encourager les échanges commerciaux et ont donc voulu attirer les marchands étrangers en leur octroyant des sauvegardes et des privilèges. L’enjeu est de remédier au problème de l’insécurité (en temps de guerre surtout, les marchands peuvent être victimes d’actes de violence, prises de mer, captures et mises à rançon), mais aussi de définir un cadre légal favorable à la venue des étrangers. Pour cela, les ducs entretiennent des relations diplomatiques intenses avec les autres nations. Ils signent notamment des traités qui contiennent des clauses commerciales et maritimes. Ce sont des « entrecours de marchandise ». On distingue deux grands types de sauvegarde :

- Les sauvegardes générales à valeur collective concernent un groupe déterminé (marchands, pèlerins, ambassadeur) appartenant à un même État, une ville, ou une organisation marchande. Ainsi, en 1459, un sauf-conduit promet, durant dix ans, la protection à tous les Portugais désirant se rendre en Bretagne. Les privilèges consistent généralement à autoriser l’accès au duché pour y réaliser des échanges. Mais les alliances ne durent qu’un temps et elles ne garantissent pas une protection suffisante.

- Les étrangers sont donc contraints de se procurer en plus des autorisations individuelles, des congés ou sauf-conduits, délivrés par la chancellerie, surtout en temps de guerre. On indique leur nom, le nombre de personnes concernées par le voyage, la durée du séjour, le moyen de transport envisagé, le motif du voyage…

Les sauvegardes comportent des restrictions et parfois de véritables interdictions. L’étranger doit ainsi se faire signaler à l’arrivée, surtout dans les villes closes, Saint-Malo, Brest et Concarneau. Le transport des armes est strictement réglementé. Les marchands doivent aussi s’acquitter d’une partie ou de l’ensemble des taxes qui ont cours dans le pays. L’étranger est bel et bien une source de revenu très rentable pour le Trésor ducal.

Les princes sont tenus par leurs obligations, inscrites dans les traités pour assurer la sécurité des marchands. Des étrangers victimes d’agression de la part des Bretons se plaignent auprès du duc et tentent d’obtenir réparation. La protection judiciaire fait ainsi partie des privilèges accordés. Mais l’étranger reste soumis aux aléas de la conjoncture et des renversements d’alliances. Le duc doit aussi composer avec ses propres sujets, dont les intérêts ne conduisent pas toujours à la protection de l’étranger. Les décisions de justice apparaissent bien souvent comme un compromis, davantage destiné à protéger la paix sociale qu’à mettre en lumière la vérité. L’attitude du pouvoir ducal n’est donc pas uniforme. En même temps, les étrangers jouent un rôle clé dans les affaires intérieures bretonnes, surtout quand le duché représente un enjeu majeur entre la France et l’Angleterre.

Les étrangers servent donc la politique ducale et contribuent au développement de l’État breton de plusieurs façons. Ils permettent de développer une véritable politique économique, de perfectionner le droit maritime et d’accroître la justice ducale. Les ducs utilisent les relations avec les étrangers pour accroître leur pouvoir et leur renommée. La présence des étrangers favorise aussi un sentiment d’identité en rejetant sur l’autre les effets dévastateurs des crises. Mais globalement, les signes de psychose ou de rejet sont rares. Certes, la position de l’étranger peut devenir défavorable à tout moment, mais l’attitude dominante n’est pas la xénophobie.

CITER CET ARTICLE

Auteur : Laurence Moal, « L’étranger en Bretagne à la fin du Moyen Âge », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 20/10/2022.

Permalien: https://www.bcd.bzh/becedia/fr/l-etranger-en-bretagne-a-la-fin-du-moyen-age

BIBLIOGRAPHIE

  • Moal Laurence, L’Étranger en Bretagne au Moyen Âge. Présence, attitudes, perceptions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008. https://books.openedition.org/pur/3558?lang=fr
  • L’Étranger au Moyen Âge, Actes du XXXe congrès de la S.H.M.E.S.P., Göttingen, 1999, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000. https://books.openedition.org/psorbonne/21295?lang=fr
  • Croix Alain (dir.), Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à Nantes des origines à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • Montandon Alain (dir.), Le Livre de l’hospitalité, accueil de l’étranger dans l’histoire et les cultures, Paris, Bayard, 2004.

Proposé par : Bretagne Culture Diversité